artiste invité / ken sortais

Dans Pelts de Dario Argento (2006), une scène comico-gore montre Jack Feldman s’écorcher vivant le haut du corps pour confectionner un manteau de sa peau à la strip-teaseuse Shana. Cette douteuse offrande n’est pas sans rappeler le conflit qui opposa Apollon à Marsyas, dépossédé lui aussi de son enveloppe corporelle pour avoir trop bien joué du flutiau. Mais que le satyre repose en paix car je l’ai vengé dans mon récent projet Antigone, en capturant dans les jardins d’un château des Yvelines la peau de son bourreau.

Par analogie, mes expériences de travail autour du moulage furtif dans la ville découlent de ma pratique et de mon expérience du graffiti illégal. J’agis de jour comme de nuit. La cible détermine la forme de l’action, le jeu est stratégique, je me fonds dans la masse, je ruse aux aguets, je me déguise pour mieux duper,
aiguise ma répartie en cas de mauvaises surprises. Ce temps de travail, performatif et théâtral, constitue la première étape dans la genèse de mes oeuvres. La deuxième étape concerne la mutation de la matière prélevée, dans l’espace de l’atelier. D’expérimentation en sérendipité, je gonfle, j’étire, je moule, je casse et
je suspends, confronte et détourne les formes symboliques que je me suis attribuées. A ce processus s’ajoute la vidéo, la peinture et le dessin qui se greffent ponctuellement dans mes projets.

Dans 93, j’ai fait mes premières armes, empr-ein-tant à coup de latex des visages de saints sur les bas-reliefs de la basilique de saint-Denis, des inscriptions sataniques dans le bitume ou de la tôle froissée dans une casse automobile. Toute cette matière convoque tour à tour la mémoire de ses origines, combinée à
un éventail de références; l ‘art gothique et son alchimie moyenâgeuse croisent le diable et l’argot dans «la pierre cachée» et «la couronne de Nataz», tandis que la Plymouth Fury de Stephen King est désincarnée dans «Christine», empreinte rouge vive de voiture présentée au mur comme un trophée de chasse. En guise
de parure, chacune de ces peaux est incrustée d’une variété de sédiments et de signes qui se sont imprimés dans le latex lors de l’opération de moulage: poussière, lichen, fiente d’oiseau, trace de peinture, écriture et gravure; cette matière contribue à la dimension organique et évolutive de chaque oeuvre, et souligne la marque et l’usage du temps.

Plus qu’un tournant sculptural dans ma pratique, 93 annonce l’emploi de la fiction dans mon travail, alimentée par mes recherches sur la représentation de la statuaire dans l’espace public, mes références au cinéma et aux mythes.

C’est en suivant cette voie que je me suis intéressé à la légende du céphalophore Saint-Denis. Catulliacus est l’empreinte d’une statue du saint décapité, prélevée dans son intégralité puis gonflée avec de l’air comme un ballon de baudruche. C’est le premier gonflable de ma série en cours des «Sculpt’air». Pour ces
sculptures, la peau de latex est présentée «retournée», ce qui accentue lors de la phase de gonflage les déformations qui défigurent à différents degrés le sujet, parfois jusqu’à l’abstraction. A la fois inexpressif et grimaçant, beau et monstrueux, digne et grotesque, ces personnages entremêlent les antagonismes et les
références, comme si les standards de la statuaire classique fusionnaient avec le monde mutant et psychédélique d’un cartoon des studios d’animation Van Beuren ou Fleischer. Depuis l’exposition 13 présentée à la Straat galerie en 2016, l’utilisation de la couleur lors de la prise d’empreinte s’est ajoutée à ce procédé, associant la gestuelle du prélèvement à une recherche picturale. Cette approche réactive l’aspect polychrome de la statuaire antique et moyenâgeuse, image lointaine mais bien réelle d’un corpus sculptural peint, très éloignée des marbres blancs présentés dans nos musées.

Poursuivant mes recherches autour des thématiques de la casse et du pillage de monument explorées dans Ame prise et plus récemment dans L’école des champions, je me suis consacré au projet KEVIN, présenté dans l’espace Hors/Les/Murs de Marseille en mars 2017. KEVIN est le protagoniste d’un court-métrage de 8 minutes réalisé à la frontière de la fiction et du documentaire. On y découvre mon alter-ego masqué en satyre, fantasmagorique et marginal, vivant reclus des hommes dans une cave entouré de ses fétiches. Lors de ses uniques sorties nocturnes, KEVIN traque les statues du domaine publique qu’il n’hésite pas à casser pour s’en approprier certains fragments : en résultent vidéos et installations, immergeant le spectateur dans l’univers rocambolesque de mon personnage.

Le sommeil de la raison engendre des monstres professe Goya dans ses caprices; cette citation convoque mon projet sériel Les cauchemars de KEVIN qui continue d’interroger la psychologie de mon héros, à travers diverses plongées dans ses angoisses nocturnes. Accablé par les gueules informes du cinéma de David Croenenberg, raillé par les visages contorsionnés d’une bande de divinité bafouée, KEVIN est en proie à la métamorphose: sa transformation en «sculpt’air» est en marche. Des «sculpt’airs» qui n’ont dailleurs pas fini d’évoluer, à l’image du groupe d’Apollon entouré de ses nymphes transformé en fontaine dans le projet Antigone, où l’opposition des formes et des forces est poussée à un certain paroxysme; a t-on déjà vu une bouée qui recrache de l’eau ?