exposition / passée
At the landscape's corner
La peinture de Marie-Anita Gaube se singularise avant tout par sa capacité à produire des espaces autres, ces hétérotopies dont Foucault explique qu’elles juxtaposent plusieurs lieux incompatibles en un seul. Depuis la limite inférieure de la toile elle déroule une surface plane et horizontale qui s’avance dans le cadre – ce sont les chevrons d’un plancher, le dessin bigarré d’un carrelage ou l’habitacle d’un canoë, n’importe quelle assise figurant un univers clos, familier, mesurable. Puis ce sol va subitement s’interrompre pour ouvrir sur tout un prisme de vues paysagères. De l’intimité du home on bascule inopinément vers l’inconnu, dans l’au-delà illimité du wild : à perte de vue une étendue d’eau insondable juste ponctuée d’un îlot désertique, la verticale parfaitement impénétrable d’un rideau de végétation ou une chaîne de montagnes imprécise, nimbée d’un sfumato nébuleux pour repousser encore l’horizon. Passé le point d’ancrage l’arrière-plan du tableau est ainsi subdivisé en autant d’échappées vers un ailleurs lointain, indistinct et indéfini. Autant d’univers divergents dont les différences d’échelle et de perspective soulignent encore le fait : cette peinture procède d’une spatialité radicalement plurielle.
Quelques éléments architecturaux – portes, portions de parois, lais de tentures richement ornementées – s’érigent parfois dans la composition pour matérialiser certains passages entre les espaces successifs. Mais le plus souvent la césure est abrupte, une simple droite délinéant le plan. Un cut à bord franc. Lequel, loin de résorber l’irruption d’éléments tiers, ménage au contraire sans aucune transition le saut des lieux et des intentions picturales les plus hétérogènes les un(e)s aux autres. Sur la toile les perspectives des panoramas télescopent ces imposants pans de construction ou ces rideaux qui, dressés parallèles au plan du tableau, viennent, eux, faire écran. Parfois le paysage déborde la percée d’une fenêtre ; un bras de mer, un bosquet outrepasse le cadre pour venir s’enchevêtrer aux faïences adjacentes. Tout pour chercher à brouiller cette rassurante dichotomie entre intérieur et extérieur. Tout, aussi, pour perdre le lieu du tableau : car là où le dessin oblique des ombres portées d’une cafetière, d’un couple de palmiers introduit ponctuellement une profondeur, celle-ci se voit aussitôt démentie par la prégnance de ces aplats jalonnés de motifs répétitifs dont les trames accusent la planéité du support. Sur le châssis, ce ne sont qu’incessantes allées et venues entre des situations logiquement, théoriquement inconciliables. Un battement où la peinture de Marie-Anita Gaube trouve à s’abstraire des distances vécues autant que de sa limite matérielle, ce petit fragment d’espace avec lequel, au sens strict, elle fait corps. Le tableau n’est plus que glissements et déplacements. Séquençage. Intermittence.
Marie-Anita Gaube compose par coupure et enchaînement - par montage pourrait-on dire, élaborant tout un jeu de flux et d’interruption entre ces espaces chargés de propriétés et d’usages différents, voire contraires, qu’elle accole sur la toile. Elle assemble, ce qui n’est pas exactement faire somme ; plutôt s’ingénier à instituer des circulations impensables. Ainsi elle égrène des suites hétéroclites d’objets sur le tableau, dont la rencontre inopinée invite à l’association libre. Dans une de ses dernières pièces, entre autres Vestiges s’éparpillant sur le parquet voilà un chariot de bois, un bol, un clocher miniature jouxtant une poignée de colonnes antiques supportant les restes d’un fronton. Puis dans l’angle le pompon d’un coussin. Au dessus, un îlot rocailleux aux abords duquel d’un côté flotte un bateau, de l’autre la silhouette d’une figurine qui, sur sa monture, paraît arpenter l’océan. C’est un inventaire à la Prévert, où tout prend sens dans l’écart, le décalage. Un ensemble manifestement inconciliable où se délitent les systèmes d’oppositions duelles. Alors, à défaut de ces valeurs statiques de l’ordre symbolique d’autres liaisons, imprévisibles, adviennent.
A la cohérence et au caractère achevé d’une totalité, Marie-Anita Gaube préfère cette mobilité que l’on sait propre aux fragments – cette infinité de corrélations possibles qu’ils appellent, sans jamais être susceptibles de n’en figer aucune. D’où l’importance de ces raccords quelque peu bruts, aussi de l’incessante dispersion des perspectives et des signifiants à laquelle elle s’attache, afin que cet inachèvement à l’œuvre dans ses tableaux demeure. Et que toujours sa peinture atteste de l’insoluble disparité qui existe entre tout ce que, pourtant, elle rassemble.
Marion Delage de Luget