exposition en duo / passée
Le motif dans le tapis
Comissaire: Viviana Birolli
scénographie: Cyril Cosquer
Le motif dans le tapis d’Henry James voit deux jeunes critiques littéraires se lancer corps et âme à la recherche de cette petite chose “aussi concrète qu’un oiseau dans une cage” qui est pour chacun des ouvrages de l’écrivain Hugh Vereker comme un “organe de vie”, “un motif complexe dans un tapis persan”. Ingrédient secret ou “pose monstrueuse”, l’objet de cette quête sera toutefois destiné à sombrer dans la mort avec son découvreur. Ceux qui lui survivront ne pourront alors qu’être les victimes d’un désir inassouvi, mâtiné d’un doute diabolique : et si le motif dans le tapis n’était qu’une “mauvaise plaisanterie” ?
À mi-chemin entre le roman policier et la réflexion ironique sur le mythe du créateur et l’inutilité du critique, Le motif dans le tapis est ainsi surtout une trappe de lecture parfaite, mue par l’essor du suspens. Le secret y est à la fois point de chute et de fuite, moteur interprétatif qui pourrait très bien s’avérer un manège tournant à vide. La quête ne serait alors qu’une grande blague, et le motif dans le tapis, son plus beau miroir aux alouettes.
C’est par cette incertitude que le conte d’Henry James touche à la rencontre entre les œuvres de Sara Acremann et de Charlotte EL Moussaed : par un certain “air de famille” qui est un goût du récit déplacé, de l’indice manquant et de l’hésitation qui en découle ; par une prédilection discursive qui fait du mot et de l’image autant d’interrogations allusives, voire d’artifices sans clef ni double fond.
Au centre de la galerie, sur une colonne, deux petites photographies que les artistes se sont échangées il y a quelques années rappellent le début du dialogue qui prend corps dans l’espace, le temps d’une exposition : à la fois simples objets posés et traces d’une anecdote en passe de s’effacer. “Si à travers cette trame de mots possibles, j’avais raconté une œuvre vide ?” se demande Sara Acremann d’un côté. “L’apologie d’un ennui, son bon usage, et la tentative espérée de glorifier l’absence d’événements”, poursuit Charlotte EL Moussaed de l’autre. “Il y était une fois”, comme une promesse pour un enchâssement d’intrigues caducs.
Inscrite dans l’espace au travers de leurs pièces, l’échange entre ces deux artistes mélange ainsi les cartes sur table et génère de nouveaux discours, soutenue par un accrochage qui met en exergue des affinités éphémères et suggère des pistes d’interprétation précaires. Si le choix d’un cadre ou la taille d’un tirage sont des indices orientant la lecture, ces rapprochements pourraient être aussi autant de provocations adressées aux mots et aux limites de leur bon usage : jusqu’à quel point les notions de rituel, de récit, de jeu de langage, de montage, sont-elles à même de saisir le point focal d’une pensée “d’emblée, en sa totalité”, sans la réduire à une recette (de cuisine) ou à une formule (de magie) ?
La rencontre de deux recherches privilégiant les revers du récit et les marges de la fiction se déploie dès lors naturellement sous le signe d’un déséquilibre, voire d’un jeu de contrepoids propice au doute : ainsi, la superposition en surface de couches des deux images en grand format qui impriment une couleur à l’exposition pourrait être le fruit du hasard sinon l’énoncé d’une figure rhétorique, un objet trouvé, mais aussi un trompe-l’œil. L’Homme dans un salon de Sara Acremann a été shooté en Chine, Mirâat de Charlotte EL Moussaed en Algérie. Une image est le fruit d’un instant de rue volé, l’autre d’une mise en scène domestique. Elles se rencontrent sur le terrain de la construction visuelle, d’un jeu d’inversions entre premier et deuxième plan, sujet et toile de fond, qui est aussi une mise en porte-à-faux du pacte narratif : personnages familiers ou simples passants, les sujets de ces scènes ont habité le cadre au moment où l’espace de la figuration photographique a décidé de se refermer pour arrêter le temps de l’ordinaire et figer la hiérarchie visuelle d’un instant qui fait image.
Le lien entre le diaporama des totems domestiques de Charlotte EL Moussaed et les textes du Champ des possibles de Sara Acremann se tisse, quant à lui, moins dans le choix d’un thème que dans un contre-point rythmique : d’une part défilent des Objets trouvés, piochés dans un réservoir d’imageries où le quotidien domestique rencontre le folklore oriental ; de l’autre demeure un texte, issu de la combinatoire hasardeuse de listes qui ne sont pas sans rappeler la machine à fabriquer des poèmes de Lagado, mais aussi le déluge textuel qui façonne l’art de nos jours. Dans les deux cas, c’est la circularité d'une recherche de signification élue en stéréotype multiplié qui se met en scène dans son dynamisme inquiet ou dans sa permanence illusoire : geste de cumulation qui est propre aussi bien aux archives qu’au fatras de papiers, au journal intime qu’au fragment anonyme, aux traces que l’on garde pour soi et aux détails que l’on néglige.
Reliées par des associations asymétriques qui habitent l’espace d’une hésitation, les pièces construisent alors des dialogues où le statut des mots et des choses se fait trompeur, et la position de l’auteur fragile. Ainsi, rien ne relie le livre de recettes sorti d’une cuisine qui pourrait être celle de Charlotte EL Moussaed et la vidéo de la consultation de Sara Acremann chez un astrologue chinois, si ce n’est un doute qui s’insinue, mâtinant imperceptiblement le rite d’ironie : Trois-mille-cinq-cent-soixante-sept recettes pour la plus ridicule des questions sérieuses, Est-ce que je serai heureuse ?
Au fil de réponses qui s’écrivent en creux dans les vides du langage, la sincérité s’apparente de plus en plus à un artefact formel, pour des gestes se déployant dans un espace intime désincarné, où – d’après le dire de Calvino sur la ville invisible d’Olivia – “le mensonge n’est pas dans les discours, mais dans les choses”. Ainsi, le calendrier peut être aussi un atlas photographique et la lettre d’amour une dramaturgie passe-partout – Pièces communes d’une œuvre à quatre mains qui fait de la recherche du motif dans le tapis un énigme qui ne veut pas de solution sous peine de se dissoudre : passe-temps exquisément oisif illustrant l’irréductibilité de l’écart d’où jaillit le discours.
En suspens, les photographies et les textes habitent dès lors un espace intermédiaire entre spontanéité et mise en scène, rituel et série tournant à vide. Ambiguës, volontiers douteuses, les vidéos se construisent le long du seuil de bascule entre geste léger et grave, réalité et fiction, arabesque complexe et artifice simple, tellement simple que les fils blancs dont il est cousu ne se verraient même plus.
Comme le déclare le panneau trônant à l’entrée du personnel d’un grand magasin parisien : “Souriez, vous entrez en scène”. Sauf que du spectacle annoncé il ne reste peut-être que le rideau, un scénario et quelques affiches.