Exposition solo / passée
Hellisheiði
Glöggt er gests auga / Celui qui vient d’ailleurs a le regard aguerri,
Accompagnant Luc Boegly en repérage sur les sites de Hellisheiði et de Nesjavellir, la tempête ne nous laissa aucun répit et la pluie, horizontale et glacée, interdisait de sortir le matériel photographique du véhicule au risque de l’endommager. La météo islandaise était désespérément pourrie comme elle sait l’être en toutes saisons, et le regret d’avoir suggéré à notre ami le sujet des centrales géothermiques ne nous quitta plus.
Quelques semaines auparavant, Luc nous parla de la carte blanche à laquelle l’invitait la revue Architecture d’Aujourd’hui afin de proposer régulièrement des photographies personnelles en résonance avec la thématique de chaque numéro ; il pensait pouvoir trouver un sujet en Islande, où il s’était déjà rendu longtemps auparavant pour répondre au thème « Construire en milieu extrême ».
Très vite, il s’est concentré sur la centrale géothermique de Hellisheiði, la plus importante d’Islande et l’une des plus grandes de ce type au monde. La centrale située au sud du volcan Hengill sur des pentes mousseuses, rocailleuses et fumantes du plateau de Hellisheiði, à proximité de Reykjavik, fournit la ville en électricité et en eau chaude.
De la centrale de Hellisheiði, Luc nous montre essentiellement les ramifications paysagères. Des réseaux de canalisations étincelantes, tentacules géométriques à peine posées sur leurs graciles supports, conduisent l’eau chaude sous très haute pression1 depuis les lieux de forage vers les turbines de la centrale. Ces tuyaux d’acier, qui dessinent des lignes et des courbes dans l’espace, semblent flotter en élévation au-dessus de cette terre dépouillée et désolée, Móðir Jörð, la Terre-Mère comme la désignent les Islandais, capable à tout moment de tout bouleverser par un tremblement ou une éruption. Les abris en forme d’igloos géodésiques qui protègent les puits et semblent si fragiles dans l’immensité ne font qu’accentuer le sentiment de se trouver sur une autre planète.
Au monde des tuyaux se confronte celui, arachnéen, des lignes électriques et des pylônes, d’autant plus économes en matière qu’ils recourent sans contrainte à tous les avantages de nombreux haubanages. Ne laissant quasiment aucune prise aux vents violents, ils tracent leurs lignes acérées dans le blanc mouvant de nuages et de vapeurs.
On ne peut s’empêcher de penser à cette œuvre pionnière du Land Art, Steam (1967/1995) de Robert Morris, où un nuage de vapeur s’élève depuis des blocs de rochers et dans laquelle le vécu du spectateur et l’espace jouent un rôle prépondérant.
Exactement comme ici, où une épaisse vapeur blanche se confond avec les nuages et ajoute une tension dramatique à ce paysage dévasté, lunaire, fascinant. Ceux qui ont déjà visité les lieux savent qu’en s’approchant physiquement d’un des forages, l’ouïe et l’odorat sont mis à rude épreuve. Le bruit venant des profondeurs nous envahi à la limite du supportable, il donne l’impression d’entendre le grondement terrifiant des entrailles de la terre et on garde en mémoire cette odeur de soufre .
Grand photographe d’architecture, Luc Boegly est recherché pour son regard précis mais toujours inspiré et généreux. Aux prises avec des éléments furieux comme à la naissance du Monde, il va ici à l’essentiel et nous révèle toute l’intensité poétique que recèlent ces lieux, où l’Homme se mesure sans vergogne à la puissance tellurique.
Luc s’est parfaitement adapté aux caprices du climat islandais et avec son regard aguerri de celui qui vient d’ailleurs et l’exigence extrême propre à sa démarche artistique, il nous donne à voir de sa façon sensible et poétique comment l’Homme joue ici avec le paysage et les éléments pour parvenir à ses fins. Une fois le gisement tari, le démontage des installations effectué, ne resterons que les plis de la montagne, les argents et les bronzes des mousses et des lichens ; la lande reprendra tous ses droits.
Laufey Helgadóttir et Bernard Ropa
1 A plus de 270 °C, l’eau chaude souterraine jaillit avec une pression telle qu’elle conserve son état liquide à cette température.