Exposition solo / passée
Le cas, les circonstances
“Le cas, les circonstances”. Si le choix d’un titre n’est jamais dépourvu d’implications, celui que Benoît Géhanne a choisi pour sa première exposition personnelle à la Progress Gallery introduit d’emblée un jeu de renvois internes particulièrement riche en conséquences : le simple usage d’une virgule lui a suffi pour suggérer que toute analyse d’un objet – en l’occurrence d’une œuvre – doit nécessairement se confronter avec les circonstances qui ont pu marquer sa conception et qui, sans cesse, déterminent et renouvellent les parcours individuels de sa lecture.
Inspiré d’un registre littéraire exquisément policier, ce cas entouré par ses circonstances place l’ensemble de l’exposition sous le signe d’une incertitude profonde : si, dans toute detective story digne de ce nom, la résolution d’un cas est toujours le fruit de la reconstruction logique et rocambolesque d’une série d’indices et de circonstances discordants, la multiplication de ces mêmes circonstances peut aisément venir troubler à tout moment les certitudes de l’investigateur, sinon renverser radicalement l’interprétation des faits. Voici que, par un simple jeu de langage, le dénouement typique de tout roman policier se retourne contre lui-même et glisse en toute douceur dans le domaine éminemment rhétorique de l’enchâssement juridique d’interprétations, voire de la libre variation narrative.
C’est peut-être ici, le long du seuil labile où un concept se fond avec son revers miroitant, que nous devrons chercher la clé de lecture de l’art de Benoît Géhanne : un art qui, à l’image de l’une de ses dernières séries, se laisse appréhender seulement en Biais, par une dynamique intersémiotique qui n’implique pas seulement le passage d’un médium à l’autre, d’une image à la suivante, mais aussi une remise en question globale de nos habitudes de décryptage et de nos codes de lecture des différentes formes et pratiques de l’art.
Ses Aluminiums, par exemple : des tableaux au format et au traitement pictural classiques, où le choix d’un support atypique comme l’aluminium introduit un trouble de lecture fondamental. Loin de la réflexivité immédiate des miroirs à la Michelangelo Pistoletto, ces tableaux réfléchissent la lumière, amplifient certes l’espace restituant un aperçu du milieu environnant, mais ils offrent néanmoins un double imprécis et fantasmatique du monde, qui laisse au spectateur le choix de s’arrêter à la planéité du support ou bien de conduire sa vision jusqu’aux profondeurs instables du reflet. Pour reprendre l’outillage conceptuel de la critique américaine, on pourrait affirmer que la planéité autoréflexive et autocritique du “tableau-écran” défini par Clement Greenberg se heurte ici contre la volumétrie opaque du “tableau-mur” théorisé par Harold Rosenberg. Ces catégories risquent toutefois de s’avérer insuffisantes vis-à-vis de la pratique de Benoît Géhanne, qui ne se contente pas d’interroger le statut de son médium, mais redouble ces interrogatifs sur la surface visuelle de chaque tableau et dans la transition fluide d’un support à l’autre.
En effet, sur la superficie ambivalente de ces Aluminiums émergent des formes muettes, énigmatiques : de par leur silhouette et leur traitement pigmentaire, elles pourraient évoquer le monde de l’industrie automobile, si ce n’est que leur statut ne cesse d’évoluer d’une pièce à l’autre, les apparentant tantôt à des pastilles de couleurs issues des règles d’équilibre visuel et chromatique d’une composition abstraite, tantôt à des cadres internes, accordant seulement un droit d’accès partiel à des images possiblement sous-jacentes, qui s’offrent à la vision autant qu’elles se cachent.
Comme dans sa série Millefeuilles, c’est le statut même de l’image, plus encore que sa forme, qui est mis en question : construites par empilements fragiles de feuilles papier comme autant d’archéologies possibles de couches d’images, les œuvres de cette série renvoient aux logiques pulsionnelles et sélectives propres à la mémoire, aussi bien qu’au libre jeu d’associations présidant à tout raisonnement métonymique. Le visiteur ne pourra que se contenter de regarder les deux dernières couches de cette stratification de visions potentielles, qui à leur tour offrent des possibilités d’appropriation asymétriques de l’image, par un jeu de cadrages multiples faisant de la distinction entre figuration et abstraction une notion particulièrement floue, voire flottante.
Parmi les images que Benoît Géhanne produit au fil de ses différentes séries, certaines sont des photographies, d’autres des compositions abstraites ouvertement gestuelles ou subtilement procédurales, d’autres encore des blow-up photographiques ou picturaux détaillant la forme ou la texture d’une particule du monde : toutes sont appelées à circuler d’un support à l’autre et à tester les limites de leur format, sinon de leur identité visuelle.
L’art de Benoît Géhanne est de ce point de vue une pratique de mise en tension des marges, un art où le paratexte – le cadre et la marie-louise, le mur et la cimaise, le titre, le descriptif et l’espace ambiant – se fait texte et fait œuvre. Le long des marges du support et des cadrages internes, Benoît Géhanne tisse un réseau – tour à tour centripète ou centrifuge – de renvois évocateurs et imaginaires, fournissant à chaque fois dans ses tableaux assez d’éléments pour que l’on puisse imaginer des univers visuels privés, sans que, pour autant, la vie secrète des formes se révèle de manière univoque.
Il en est de même pour ses Projections, fruit d’un protocole d’action et d’une série de règles auxquelles l’artiste semble se référer pour mieux y déroger : étant donnés deux cercles et un point de départ, la forme qui les englobe se configure comme la projection hypothétique d’un objet fantasmatique, sur la nature duquel on est bel et bien libre de spéculer à l’infini sans jamais aboutir à une conclusion vérifiable, tandis que la surface changeante et indifférente du support en aluminium ne cesse de nous renvoyer par ricochet le reflet fugace et mobile d’une portion de notre corps dans l’espace.
Dans ses Dessins, cet entrelacement de procédures effacées se déploie dans toute son ampleur, par une alternance habilement tissée entre découpes figurales et aventures gestuelles dont la règle s’entrevoit à peine, dans un jeu fin de contrepoids entre points et lignes, formes pleines et creuses.
Pour la cheminée pousse cette dynamique de brouillage de pistes encore un peu plus loin, en ouvrant la recherche sur les formes et les formats de Benoît Géhanne à une investigation des pratiques d’accrochage et d’habitation de l’espace d’exposition : reprenant les codes de monstration des galeries de portraits aristocratiques, cette œuvre plane sur le visiteur au moyen d’une sangle fluorescente qui neutralise tout effet de trompe l’œil et fait des choix d’accrochage un dispositif de vision à part entière.
Acceptant cette contrainte perceptive et parcourant à la diagonale – encore une fois en biais – la surface de ce tableau, il ne sera pas impossible de reconstruire, à partir d’une série d’indices visuels lacunaires, l’image d’un trophée de chasse, l’un de ces bibelots imposants qui parfois couronnent les cheminées des maisons de campagne. Mais c’est dans le lien solidaire entre le sujet de ce tableau, le traitement de sa surface, son titre et son dispositif d’occupation presque architectural de l’espace que s’installe la dynamique propre à cette œuvre : une œuvre qui, comme c’est le cas de Pour le bureau, prédétermine et prescrit sa destination finale, tout en suggérant un point de départ ambigu pour reconstruire une image qui pourrait être avant tout un prétexte figuratif pour la mise en jeu et en dés-équilibre des formes.
Maître des règles et des contraintes du jeu, Benoît Géhanne invite le visiteur à une gymnastique perceptive qui est aussi une mise en cause de ses automatismes interprétatifs : de quel point de vue, en effet, regarder un tableau à la surface réfléchissante, ou bien accroché à la diagonale ? Comment décoder l’archipel de signes et de lacunes d’une image partiellement oblitérée ? Quoi penser de ce Biais qui sollicite une posture aussi incommode que voyeuriste, lorsque la récompense de ce regard oblique s’avère être non une figure, mais la texture matérielle d’un bout de bois ou d’un pan de mur ?
À l’image de tout jeu, l’action évoquée par chacune des œuvres de Benoît Géhanne est “libre, sentie comme ‘fictive’ et située en dehors de la vie courante, […] s'accomplit en un temps et dans un espace expressément circonscrits, se déroule avec ordre selon des règles données”. Johan Huizinga, auteur de cette définition, était bien conscient du pouvoir culturel et constructif du jeu : son homo ludens était un homme qui, de par sa libre activité ludique, “faisait des mondes” et questionnait la société en en testant les valeurs et les usages. En nous invitant à jouer le jeu dont il est le seul législateur et dont il n’hésite pas à forcer lui-même les protocoles, Benoît Géhanne nous rappelle que toute interprétation est en même temps une lecture et une traduction et que les codes et les formats de l’art n’existent que pour être joués et déjoués : que la peinture et le dessin peuvent bien être des espèces d’espace, le cadre une forme et l’architecture un pinceau.
Viviana Birolli pour PROGRESS GALLERY