exposition solo / passée
Le noir profond des pupilles
Les dessins de Mélanie Delattre-Vogt sont comme une membrane entre soi et le monde, une paupière qui chaque fois qu’elle s’abaisse laisse entre-apercevoir des univers inconnus. Ils sont pourtant à portée de main : dans une photographie trouvée, un livre prêté, une poussière de soleil attrapée au vol, un papillon punaisé. Ces dessins empruntent leurs motifs à des photographies, fragments de textes ou de correspondances, objets découverts au hasard de pérégrinations ; soigneusement prélevés, répertoriés, puis ordonnés sous un trait de crayon graphite. C’est dans les détails oubliés de vies passées que l’artiste trouve de quoi nourrir sa pratique, via une collection ouverte qui se développe dans l’ombre. Cette ombre se retrouve dans « Le noir profond des pupilles », titre de sa nouvelle série présentée à l’occasion de son exposition personnelle à la Progress Gallery. Ce titre a été glané, ainsi que le sont tous les éléments récoltés précieusement par l’artiste, en vue d’une utilisation future. Ce n’est pas tant leur provenance qui compte, que ce qu’il en adviendra : des formes à la lisière de la figuration et de l’abstraction – ruines, roches, arbres, grottes, gouffres...
Cette série est celle des premières fois : première exposition personnelle à la galerie, premier ensemble de diptyques (douze en tout), première collaboration musicale. Mélanie Delattre-Vogt, artiste mélomane, travaille ainsi de manière inédite en étroite collaboration avec un compositeur. C’est via un dialogue nourri avec Nikita Sorokine qu’à partir de ses dessins, des arrangements originaux ont surgi, douze « miniatures » tonales – pour clarinette basse, saxophone et bayan. Des figures apparaissent, se mêlent à des volutes qui peuvent tout autant être minérales que végétales, un fossile ou une feuille de cerisier japonais. Les œuvres de Mélanie Delattre-Vogt sont telles un filtre qui tout en floutant le réel, le donnent mieux à voir. Quand mémoire collective et personnelle s’entrechoquent, chaque dessin est « juste », tel un cristal poli qui peu à peu laisse voir son éclat.
C’est à travers le noir profond des pupilles que passe la lumière, c’est par cette obscurité que l’œil voit et enregistre, les images comme les textures. Le trait incisif de Mélanie Delattre-Vogt évoque la gravure, ses découpages dans l’espace sont acérés tout en laissant apparaitre un brouillard bienvenu. Des formes se déploient et semblent déborder de leur contenant, simple feuille de papier. Des créatures a priori humaines, partagent leur espace vital avec divers éléments dont l’inventaire relève du pur poème : mâcre nageante, graines d’aralia… L’artiste donne du grain à ces figures étranges, teintées de pigments chaudement colorés – aplats de bleu, vert, jaune, ocre – parfois réalisés à partir de fluides humains. Quant aux êtres tels que représentés par Mélanie Delattre-Vogt, ils semblent flotter, détachés de la réalité : représentés sans tête ou sans pieds, évoquant d’étranges chimères… ces chimères ne sont autres que nous-mêmes, regardeurs, représentés via le miroir sans tain qu’est le travail de l’artiste.
Daria de Beauvais – Mars 2017